La chronique de Bernard Jullien, directeur du Gerpisa, réseau international de recherche sur l’industrie automobile et conseiller scientifique de la Chaire de Management des Réseaux du Groupe Essca.
Après une semaine en Chine close par une journée au Salon de Shanghai, on serait volontiers pris de vertige : le rythme de développement effréné est partout perceptible par l’espèce d’énorme chantier permanent qu’est la Chine en 2011 et l’automobile avec ses taux de croissance à deux chiffres ne fait qu’accompagner le mouvement. La jeunesse d’un parc qui continue d’être, en termes de taux d’équipement, très limité nourrit chez les professionnels occidentaux une espèce d’enthousiasme naïf qui naît du contraste que la Chine offre avec ce qu’ils vivent depuis des années : la soif d’automobile paraît inextinguible et les volumes à produire et à vendre sont tels que même celui qui n’espère en capter qu’une fraction mineure y voit une opportunité de changer de dimension et de sortir de la nasse qu’est devenu le business automobile dans les pays développés. La Chine après la crise fait figure d’eldorado. Elle représente le paradis perdu pour l’automobile mondiale et les volumes comme les profits réalisés en 2010 nourrissent la ruée vers la Chine.
D’ores et déjà, ce rythme effréné d’expansion ne lasse pas de préoccuper en Chine et, sans vouloir jouer le rabat-joie, il est opportun de tempérer l’enthousiasme et de cerner ce qui interdit aujourd’hui d’envisager l’avenir de l’automobile en Chine en se contentant de prolonger les courbes telles qu’elles se sont dessinées depuis 5 à 10 ans. En effet, si l’on s’accorde volontiers à reconnaître que la croissance de la Chine a, ces dernières années, déjoué tous les pronostics, il serait conséquent d’envisager symétriquement que l’avenir proche puisse réserver quelques surprises. En matière automobile, les signes de ces ruptures potentielles sont d’ores et déjà détectables.
En effet, en Chine, face à ce qui se passe dans l’automobile, les autorités nourrissent quelques inquiétudes. La première d’entre elles, très explicitement exprimée depuis l’automne 2010, concerne les surcapacités qui risquent de résulter de la volonté générale de profiter de l’expansion. En effet, les constructeurs – à l’instar de PSA – cherchent tous à profiter du droit qui leur est encore octroyé de constituer une seconde joint-venture pour profiter de l’expansion tout en stabilisant ou en accroissant leurs parts de marché. Ils bénéficient pour cela de la complicité des partenaires chinois qui rêvent tous de figurer aux côtés de SAIC, Faw ou Dongfeng dans le club des "millionnaires" et des régions qui accueillent les sites et/ou les sièges de ces entreprises d’Etat. Le NDRC (National Development and Reform Commission) et le MIIT (Ministry of Industry and Information Technology) entendent y mettre de l’ordre et certains vont jusqu’à demander que l’on interdise les deuxième coentreprises pour les mêmes constructeurs.
La seconde concerne les questions de soutenabilité de cette expansion sur le plan environnemental, énergétique et de la gestion des espaces et, singulièrement, des espaces urbains. Elle conduit d’ores et déjà à des politiques de limitation des autorisations de s‘équiper et de circuler dans les très grandes villes comme Pékin ou Shanghaï. Elle doit limiter le marché potentiel dans les très grandes métropoles où se concentre l’essentiel des ménages à hauts revenus et y générer une concentration plus forte encore du marché sur le haut de gamme. Elle peut être contrebalancée par l’incitation à développer des véhicules à énergies alternatives et de dimension moindre. Elle doit surtout conduire à ce que l’expansion soit réservée plutôt aux villes de second, troisième ou quatrième rang où la disponibilité de l’espace est plus grande mais où les revenus sont très notoirement plus faibles. Outre que le développement de l’automobile y est plus "soutenable", cette réorientation est en phase avec les objectifs généraux du 12ème plan quinquennal qui, trop timidement encore, prône un rééquilibrage territorial de la croissance et un recentrage sur la demande intérieure. Dans l’automobile, ceci réorienterait la croissance vers des produits moins chers, voire beaucoup moins chers. Ceci limiterait également la profitabilité des investissements en déclenchant une modification importante du partage de la valeur.
La troisième inquiétude concerne la lenteur avec laquelle, l’automobile se "sinise". En effet, pour le NDRC, la période actuelle devait être celle du renversement dans la domination du marché : entre 2010 et 2015, l’expansion devait permettre aux marques chinoises de supplanter progressivement la domination des coentreprises constituées pour promouvoir en Chine les marques des géants mondiaux américains, européens, américains et coréens. Même si, en 2010, Chery et BYD, pointent aux 6ème et 7ème place avec respectivement 560 000 et 492 000 VP vendus, la montée en puissance est lente et GM, VW (avec SAIC et avec FAW), Hyundaï et Nissan dominent encore. Outre le soutien réaffirmé aux constructeurs privés chinois et aux offres de véhicules alternatifs qu’ils développent, les autorités semblent avoir mis, pour corriger cela, trois fers au feu.
Le premier, qui a le soutien des autorités de nombre de petites villes et régions rurales, consiste à promouvoir l’équipement en véhicules électriques de petite taille, à vitesse limitée et pouvant être conduits sans permis. Produits par des industriels locaux venus du deux roues ou du matériel agricole, ces véhicules sont bien loin de ce que peuvent même imaginer les grands constructeurs.
Le second concerne les pièces, sous-ensemble et équipements et les technologies qui en soutiennent le développement. Le plan considère qu’il est prioritaire de les soutenir pour siniser l’offre automobile et offrir aux constructeurs locaux les moyens de renforcer la crédibilité de leurs offres.
Le troisième, bien visible à Shangaï et objet d’annonces multiples des grandes coentreprises, concerne le développement de marques propres (chinoises) permettant de développer des produits moins chers. Adossées à des ingénieries locales qui montent en puissance et voient leurs effectifs - principalement chinois - croître de mois en mois, ces nouvelles marques reprennent dans le contexte chinois les hypothèses de travail qui furent celles des développeurs de la Palio ou de la Logan. Leur montée en puissance dessine un rééquilibrage de la géopolitique mondiale de l’automobile dont on prendra la pleine mesure dans les salons puis sur les routes chinoises dans les années à venir mais qui d’ores et déjà fait un peu pâlir le tableau enthousiasmant que nous peignent encore de la Chine et de son potentiel les représentants des grands constructeurs.
Avec toutes ces préoccupations chinoises, les grands investisseurs mondiaux vont devoir composer et la concurrence très forte entre eux qu’assure déjà aux autorités l’ampleur des investissements consentis jusqu’à aujourd’hui met les autorités en position très favorable pour faire entendre leurs desiderata et, au besoin, modérer les exigences de profitabilité et accélérer les transferts de technologies et de savoir-faire.
(autoactu)