La chronique de Bernard Jullien, directeur du Gerpisa, réseau international de recherche sur l’industrie automobile et conseiller scientifique de la Chaire de Management des Réseaux du Groupe Essca.
Le directeur du département automobile du ministère russe de l’Economie, Dimitri Levtchenko, a annoncé mercredi que, fin mai, les accords passés avec les différents constructeurs correspondaient à des investissements totaux de 4 milliards d’euros. Les constructeurs impliqués sont, par ordre croissant d’importance des investissements prévus : VW, GM, Fiat, Ford et l’Alliance Renault-Nissan. On retrouve, de manière assez frappante, les constructeurs les plus engagés au Brésil avec une hiérarchie qui s’inverse, les plus fragiles au Brésil étant ceux qui font le plus d’efforts pour prendre en Russie les positions les plus solides possibles. Il faut dire que, après une reprise très franche dans la seconde moitié de 2010 qui avait porté le marché à + 30,3% par rapport à 2009, le marché russe semble confirmer ses promesses : il s’est situé sur les 3 premiers mois de 2011 à 517 000 VP et VUL soit 77% de mieux que durant les mêmes mois en 2010.
Structurellement, avec un taux de motorisation qui avoisine les 190 véhicules pour 1000 habitants et un marché total qui avait, au premier semestre 2008, dépassé le marché allemand, la Russie est donnée pour recéler un potentiel de 4 millions de véhicules par an à l’horizon 2020. Comme le Brésil depuis Lula, la Russie entend faire fructifier la rente que représentent ses ressources en matières premières pour stimuler sa croissance en la fondant explicitement sur l’industrie et implicitement sur le dynamisme de sa demande intérieure. L’automobile est naturellement au coeur de cette stratégie et c’est en limitant les importations et en incitant les grands groupes automobiles à installer des capacités importantes et à nouer pour cela des accords avec les acteurs locaux que les autorités russes mettent en oeuvre cette stratégie.
Comme on le perçoit en 2011, cette stratégie donne une importance cruciale aux gammes fiables et économiques capables de se substituer avantageusement aux véhicules d’ancienne génération à des prix proches. Alors que le décollage du marché russe en 2007 et 2008 faisait la part belle aux véhicules importés et au premium achetés par les nouveaux riches, la croissance présente et à venir est d’abord centrée sur les véhicules à valeur unitaire relativement faibles. Encore une fois, sans qu’il puisse s’agir des mêmes véhicules, on retrouve là une des caractéristiques du marché brésilien dont le coeur est constitué des fameuses "caro populars" dont les cylindrées inférieures à 1,2 litre permettent de n’être taxées qu’entre 8% et 15%. En Russie , les 15 premières ventes étaient assurées sur les 4 premiers mois de 2011 par les 5 modèles Lada, les Renault Logan et Sandero, les Chevrolet Niva et Lacett, la Ford Focus, la Hyundai Solaris, la Kia Rio, la Daewoo Nexia, l’Opel Astra et la Polo de VW.Dans les deux cas, ces spécificités du marché local jointes aux volumes représentés constituent de puissantes incitations non seulement à produire sur place mais aussi à accroître les contenus locaux en composants et en conception. Le discours tenu par Poutine en avril 2011 à la Douma (parlement russe) sur " la nouvelle industrialisation" lie ainsi explicitement gain de productivité, politique de l’emploi et conditionnalité des investissements étrangers. Les annonces faites le 1er juin correspondent à des projets qui satisfont aux nouvelles exigences qui pèsent sur les investisseurs étrangers concernant une intégration locale plus poussée et des volumes de production accrus : le niveau d’intégration locale doit atteindre près de 60%, et la compagnie doit produire près de 300.000 véhicules par an.
Même si, sur le papier, ces exigences sont susceptibles d’être satisfaites en laissant prospérer "à la chinoise" sur le sol russe la quasi-totalité des grands investisseurs mondiaux, il paraît clair en 2011 que en Russie comme au Brésil, on s’oriente vers une domination du marché par quelques groupes qui seront voués à jouer le rôle de "quasi-constructeurs nationaux". Les candidats crédibles pour jouer ce rôle sont ceux qui se placent d’ores et déjà dans le top 10 russe : dans cette catégorie se trouvent aujourd’hui l’Alliance Renault-Nissan, GM (avec Chevrolet et Opel), Toyota, Hyundai-Kia, Ford et VW. Comme on le sait, l’Alliance vise à terme 40% du marché avec Avtovaz (le trio est à 35% sur les trois premiers mois 2011). GM est associé à Gaz et Ford à Sollers. Partageant avec GM et VW la domination du marché brésilien, Fiat est pour l’instant très en retrait alors que Hyundai-Kia et, dans une moindre mesure Toyota et l’attelage Mitsubishi-PSA, marginaux au Brésil, peuvent prétendre jouer un rôle majeur.
A la différence de ce qu’ont représenté les investissements dans les pays d’Europe Centrale et Orientale dont les marchés ne décollent pas et qui s’inscrivent dès lors dans une logique de concurrence des sites et donc de délocalisation, la Russie a des ambitions industrielles mais pas réellement d’ambitions exportatrices. Les constructeurs doivent y accepter un deal fordien qui consiste pour eux à participer à la recherche générale de gains de productivité dont ils savent par avance qu’il faudra en distribuer une large part pour que le marché tienne ses promesses. Dans les entreprises concernées, l’adhésion aux projets de développement russes ne devrait dès lors pas poser problème. Ils pourraient même suggérer pour l’automobile dans l’UE et à ses marches une forme de développement plus soutenable où la pression que chacun exerce sur les coûts se verrait enfin contrebalancée par la quête collective d’une demande solvable.
(autoactu)