La chronique de Bernard Jullien, directeur du Gerpisa, réseau international de recherche sur l’industrie automobile et conseiller scientifique de la Chaire de Management des Réseaux du Groupe Essca.

 L’été a vu se confirmer ce que l’on pressentait depuis des mois : le couple Bajaj-Renault n’en était pas vraiment un et il n’aura pas de descendance. Dans le même temps, la Nano a le bilan de santé d’un très grand prématuré : on espérait chez Tata qu’à deux ans, il pèse 250 000 immatriculations annuelles et l’on avait installé les capacités pour ; il s’en était vendu 10 000 en mars 2011 et ses géniteurs avaient espéré que sa courbe de poids commençait de se rapprocher de celle attendue ; il s’en est vendu 1202 en Inde en août.

Dans le même temps, les grands constructeurs mondiaux annoncent qu’après s’être imposé en Inde sur les segments supérieurs, ils peuvent entreprendre une descente en gamme qui commence avec des véhicules aux alentours de Rs13-15 lakh (1) pour se prolonger avec de plus petits véhicules dont la cible est explicitement celle des premiers acheteurs. Dans la première catégorie qui ne représente qu’une toute petite partie des ventes indiennes (50 000 ventes soit en 2010, 2,5% du marché), on trouve la Honda Civic, la Chevrolet Cruze, la VW Jetta et désormais la Fluence. Dans la seconde (entre Rs 2,5 lakh et 5), qui correspond à 75% des volumes vendus en Inde, les Polo et i20 viennent concurrencer la Maruti-Suzuki Swift. Alors que de très sérieux doutes s’emparent de ceux qui s’étaient enthousiasmé en Inde ou ailleurs pour l’innovativité de Tata, toute la question est de savoir s’il faut "jeter bébé avec l’eau du bain" et/ou si autour des 250 000 roupies (5000 euros environ) ou en deçà il y a, en Inde, un espace de développement potentiellement majeur. Ce qui se passe en Inde même semble inciter à répondre par l’affirmative puisque, entre la Nano et l’entrée de gamme actuelle des grands en Inde, un champ de concurrence nouveau semble être activement défriché.

Hyundai fait ici figure de "défricheur en chef" avec son projet HA qui aboutirait en octobre au lancement d’un véhicule positionné pour essayer de contester à la Maruti Alto la position dominante qui est la sienne. Considérant que l’offre de Maruti n’est apte à séduire les clients que parce qu’il n’y a guère d’autre offre à ce prix, Hyundai proposera dans une fourchette de prix comprise entre Rs2,3 et 2,8 lakh un véhicule mu par un moteur de 800 cc qui se positionnera en dessous de sa Santro (vendue entre Rs3,25 et 4,34 lakh) et un peu en dessous de l’Alto dont le modèle de base est en dessous de 3. Explicitement, les responsables de Hyundai se refusent à entrer en concurrence avec la Tata (aujourd’hui disponible entre Rs1,5 lakh et 2,2) mais préfèrent faire mieux et pour moins cher que ce que fait Maruti. Leur cible est constituée à la fois des étudiants et des jeunes salariés et des populations rurales dont la part dans les acheteurs de Hyundai en Inde serait passée de 19 à 30% en 6 ans.

Selon The Times of India, le mouvement entamé par Hyundai serait général et Maruti s’apprêterait à riposter en rénovant sa Maruti Alto 800 et en concevant à son tour – en Inde pour la première fois – un véhicule dédié à cette cible. Renault suivrait ce mouvement et Tata envisagerait le lancement d’un véhicule un peu plus grand et cher que la Nano. Quant à Ford et GM, ils considéreraient que leurs positions sur l’actuel segment roi étant désormais bien assurées par leurs Figo, Spark et Beat, plutôt positionnées entre Rs 3 et 5 lakh et que leurs acheteurs étant pour plus de la moitié des primo-acquéreurs, il n’y a aucune urgence à se précipiter sur ces segments.Il apparaît ainsi que si, vu de Paris, les chiffres de vente de la Nano et l’apparente incapacité de Bajaj à progresser significativement dans le développement d’un concurrent de la Nano sonnent le glas de l’ultra-lowcost, le débat est beaucoup plus ouvert en Inde si l’on veut bien considérer l’offre potentielle en dessous de 5 000 euros (Rs 3 lakh). La presse indienne insiste sur le fait que réussir ce challenge est infiniment problématique pour les géants mondiaux de l’automobile et souligne que Maruti doit, pour chercher à occuper ce segment, développer pour la première fois un modèle en Inde. De même, concernant Tata et sa Nano, beaucoup d’analyses n’envisagent pas un instant que les difficultés indéniables qu’ils rencontrent les condamnent. The Times of India cite ainsi l’éditorialiste de Autocar India qui affirme :"La Nano a beaucoup de potentiel et les Tatas ont l’avantage du pionnier. Elles progressent sur une courbe d’apprentissage et doivent se focaliser sur la compréhension du consommateur de Nano." 

Plus intéressant, on trouve dans Indian Cars Bikes, une analyse très convaincante des déboires de la Nano. Y est présenté le nouveau financement de l’achat du véhicule que Tata propose pour tenter de relancer les ventes : sur la version de base, le client peut partir avec une Nano avec un apport de 15 000 roupies (255 euros) et devra alors – sur 5 ans – acquitter une mensualité de 3324 roupies (56 euros).  Malgré cela prétend l’auteur, la Nano va continuer de manquer sa cible initiale et tous les efforts faits par Tata en ingénierie et en marketing pour rendre le projet possible resteront vains. En effet, alors qu’il s’agissait d’offrir une alternative aux deux roues et trois roues et que tout a été pensé – du véhicule au schéma de distribution – pour cela, les acheteurs sont en fait recrutés dans l’"upper middle class" qui peut aisément s’offrir des véhicules plus gros et plus chers, d’où ses déboires. 

La cible qui était la "lower middle class" ne peut quant à elle pas accéder au financement d’une Nano et le potentiel réel du produit ne peut dès lors pas s’exprimer. Si tel est le cas, c’est parce ces acheteurs potentiels de Nano ne peuvent justifier de revenus suffisants (voire ne peuvent pas justifier leurs revenus parce qu’on ne leur fournit rien d’officiel quand on les rémunère) pour être éligible au crédit, très encadré en Inde. Comme le dit encore l’auteur, ce "conservatisme financier" a prémuni l’Inde contre une crise des subprimes à l’américaine. D’un autre côté, elle rend le développement réel du marché potentiel impossible même dans les conditions offertes aux acheteurs depuis août. Comme l’indique l’auteur : ce n’est pas un problème de marketing mais un problème d’inclusion financière !

Bien évidemment, derrière cette question se profile celle des revenus et de leur répartition en Inde : comme la référence à Ford que l’on a à raison souvent évoqué pour présenter le projet de Tata le suggère, au delà des ajustements du système bancaire et des lois qui l’encadrent, la question de la Nano est celle de la répartition des revenus et de la politique macro-économique. Il n’y a pas de consommation de masse sans salariat et sans une répartition des gains de productivité beaucoup plus favorable aux salaires. C’est la raison pour laquelle, sauf au Brésil peut être, la croissance du marché dans les émergents ne correspond pas à l’entrée de ces pays dans l’ère de la consommation de masse. C’est également la raison pour laquelle, Tata l’apprend à ses dépends, ces marchés sont si accessibles aux grands constructeurs mondiaux et si peu aux acteurs locaux attentifs aux besoins de l’ensemble des populations.Bernard Jullien

(1) « Rs 1 lakh » = 100 000 Roupies c’est à dire environ 1700 euros donc Rs 13 lakh = 22 100 euros.