La chronique de Bernard Jullien, Maître de Conférence à l'Université de Bordeaux et conseiller scientifique de la Chaire de Management des Réseaux du Groupe Essca.A longueur d’années depuis que la crise de 2008 a éclaté, il faut passer son temps à expliquer que la référence au modèle de restructurations qui a marqué le paysage américain est trompeuse. Cela a été relativement facile en 2008-2009 où l’analyse qui prévalait en Europe était que l’automobile était victime d’une crise financière qui n’avait pas grand chose à voir avec les fondamentaux de l’industrie. Dès lors, le fait que les grands constructeurs européens (à la différence des Big 3) se portaient relativement bien avant la crise ne semblait pas justifier que leur soit appliqué en Europe la cure d’amincissement très radicale qui était imposée aux constructeurs américains. Depuis deux ans que la seconde crise a éclaté, cela est devenu plus difficile car le discours qui domine -et qu’a largement popularisé Marchionne à la présidence de l’ACEA- est centré sur les surcapacités et l’ardente nécessité qu’il y aurait à les résorber plutôt que de réitérer les mesures de sauvegarde des sites, des compétences et des territoires qui ont empêché que l’Europe reparte sur des bases saines en 2010.Autour de la position de Marchionne qui ne peut que se féliciter des conséquences que cette épuration a eu pour Chrysler, s’est formée une coalition qui porte ce discours : elle est constituée de ceux des constructeurs qui souffrent le plus des évolutions des marchés européens (c'est à dire les généralistes), des régions et Etats qui pensent pouvoir être bénéficiaires d’une restructuration de ce type et des analystes qui désespèrent de voir la profitabilité de l’industrie européenne égaler celle des autres grandes industries automobiles dans le monde. A partir du moment où ceux qui (comme PSA) tenaient en 2008-2009 le premier discours se sont mis à considérer qu’il était de leur intérêt de tenir le second, la référence américaine est devenue quasi-unanime et la refuser est dès lors synonyme d’irréalisme ou d’irresponsabilité.Elle mérite pourtant d’être intérrogée au su de ce qui s’est produit aux Etats-Unis.Ainsi, pour cerner ce que, implicitement, ce discours, ultra-dominant aujourd’hui, implique, il est intéressant de noter que, la réduction des surcapacités n’est qu’une partie du processus qui s’est noué aux Etats-Unis. En effet, comme l’indique l’analyse faite récemment des évolutions de la production automobile nord-américine par Inovev (1), le retour progressif aux niveaux de production et de marché d’avant la crise s’opère aux Etats-Unis dans le cadre d’une redistribution des rôles entre constructeurs qui organise un reflux très fort des Big 3 (qui ne retrouvent pas, loin s’en faut, leurs niveaux de production de 2005) : GM, Ford et Fiat-Chrysler perdent 11 points que récupèrent les groupes Japonais (4 points), allemands (4 points) et coréens (3 points). S’agit-il de la même manière de consacrer en Europe la perte définitive des parts de marché de Renault, PSA, Fiat, Ford et GM au profit des allemands, de certains japonais et de Hyundai-Kia ? La question mérite d’être posée.De la même manière, comme y insiste IHS dans une présentation récente (2), la restructuration américaine correspond aussi à une nouvelle géographie de l’industrie automobile nord-américaine ainsi qu’à une redéfinition de sa place dans l’industrie automobile mondiale. Dans un tableau intitulé "The Old ‘17’ vs the New ‘17’", IHS compare ainsi les 17,2 millions de véhicules produits en Amérique du Nord en 2000 aux 17,5 millions qui, selon leurs prévisions, y seront produits en 2016.Il en ressort que les 17 millions en question i) représentaient 30% de la production mondiale en 2000 et n’en représenteront plus que 18% en 2016 ;ii) étaient assemblés à 25% au sud de l’Ohio et y seront assemblés à 50% en 2016 ;iii) étaient des véhicules qui utilisaient des plateformes "globales" pour 20% d’entre eux (principalement japonais) et seront conçus sur de telles plateformes pour 62% ;iv) étaient des véhicules de conception nord-américaine pour 72% d’entre eux en 2000 et que ce ne sera plus le cas que pour 30% en 2016.Si l’on considère que l’opposition américaine entre "nord de l’Ohio" et "sud de l’Ohio" peut correspondre en Europe à l’opposition entre anciens Etats-Membres et nouveaux Etats-Membres (NEM), le benchmark américain renvoie aussi à l’acceptation d’une désindustrialisation automobile massive de la France, de l’Italie et de l’Allemagne au profit des équivalent européens des Etats du Sud de l’Ohio ou du Mexique que peuvent être les NEM, la Turquie ou le Maroc. Est-ce bien cela le benchmark ? La question mérite d’être posée.De la même manière, en terme de géographie de la conception, des technologies et des politiques produits, les restructurations américaines que l’on nous demande de "benchmarker" en Europe aujourd’hui correspondraient clairement à une marginalisation relative des constructeurs européens d’une part et de leur centrage sur l’Europe d’autre part. Est-ce bien vers cela que l'on souhaite aller ? Si oui, quelles conséquences doit-on en tirer au niveau de l’ensemble des politiques nationales et européennes de recherche, des transports ou de l’environnement ? Si non, comment peut-on espérer que l’un aille sans l’autre et que les constructeurs européens restent dominants en Europe même si le vieux continent perd en importance dans leurs stratégies globales ?Ce sont là autant de questions qui restent aujourd’hui implicites à force de faire de cette référence américaine une invocation quasi-religieuse apte à sortir l’Europe de politiques prétendument frileuses, conservatrices et dépourvues du courage politique nécessaire. Comme souvent, lorsque l’on s’intéresse sérieusement à la configuration prise pour modèle, les termes du choix deviennent un peu moins simples. Ce que montre la configuration américaine est que, autant qu’une résorption des surcapacités, ce qui est en cause est :- une redistribution des cartes entre nations productrices dans la région ;- une nouvelle hiérarchie des constructeurs et de leurs rôles respectifs en Europe ;- une délocalisation de la conception des véhicules consommés dans la région.Il n’est pas certain que l’Union européenne et ses constructeurs historiques aient autant de raison que les Big 3 d’avaliser une telle évolution. Il n’est pas non plus certain que, même si certains constructeurs voient d’un assez bon oeil les relocalisations de la production ou de la conception en cause, celles ci doivent être validées ou soutenues par les politiques nationales et européennes. Ce mérite à tout le moins un débat qui permette d’exhiber les enjeux réels et de long terme de ce que l’on nous demande de valider à la va vite.C’est pourquoi, face à la permanence de la référence américaine et aux choix implicites qu’elle implique, il est urgent de se pencher sérieusement sur ce qu’elle signifie.
source:www.autoactu.com